Chronique d'Assise n°5 - Capucins de Morgon

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Chronique d'Assise n°5

Publié le 05/11/2024

Février 2023

Saint François, démocrate ?

       Nul n’ignore ces fameuses "valeurs" que la Révolution a cherché à inculquer à toutes les nations de l’Europe et du monde ; elles sont comme les piliers de la démocratie moderne, et nous les voyons aujourd’hui gravées sur les frontons de nos mairies, de nos écoles, et parfois même de nos églises : Liberté, Égalité, Fraternité. Voilà la trilogie qui résume la charte des Droits de l’homme, voilà les fondements du Nouvel Ordre Mondial, inauguré officiellement en 1789 sur les ruines de l’ordre ancien.

        Dans ce numéro de la Chronique d’Assise, nous aimerions nous poser cette question : ces trois valeurs fondamentales de la démocratie moderne seraient-elles des valeurs franciscaines ? Autrement dit, Saint François aurait-il été, à travers sa vie, sa prédication et ses œuvres, un précurseur de la Révolution et du Nouvel Ordre Mondial qu’elle prétend instaurer ? Certains ayant cru reconnaître dans la trilogie : Liberté, Égalité, Fraternité, des valeurs chrétiennes, il n’est pas absurde de se demander si elles ne seraient pas plus particulièrement des valeurs franciscaines.

 Quand on constate qu’un républicain comme Clémenceau, franc-maçon et anti-clérical au possible, loue Saint François en disant que "si chaque chrétien avait dans les veines une goutte seulement de son sang, le monde serait transformé"; quand on voit que le pape actuel, qui révolutionne l’Église en la démocratisant de plus en plus, se place sous le patronage du Patriarche des Frères Mineurs et se prétend dans la même ligne de pensée que lui ; c’est à se demander si ce dernier n’avait pas effectivement une idéologie semblable à la leur… Sa vie ne se résumerait-elle pas merveilleusement ainsi : Liberté, Égalité, Fraternité ?

        Tâchons donc de répondre à cette problématique, en considérant d’abord qui a mis en vedette ces trois grands mots, puis en discernant les différents sens qu’on peut leur donner. Il sera alors facile de voir si le petit pauvre d’Assise a été, ou non, un démocrate avant l’heure.


I - ORIGINE DE LA TRILOGIE : LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ ; AMALGAME QU’ELLE CAUSE NATURELLEMENT

        Le père Barruel, dans son maître ouvrage intitulé Mémoires pour servir à l’histoire du Jacobinisme, raconte qu’un jour, avant la Révolution, et alors qu’il ne connaissait pas encore très bien la franc-maçonnerie, il put s’introduire dans une loge pour assister à la réception d’un apprenti, avec l’intention de découvrir le fameux secret qui entourait ses membres. On fit passer le récipiendaire sous une voûte d’acier pour arriver devant une espèce d’autel, où on lui fit un discours sur l’inviolabilité du secret qui allait lui être confié et sur le danger de manquer au serment qu’il devait prononcer. Le récipiendaire jure qu’il veut avoir la tête coupée s’il vient à trahir le secret. Le Vénérable, assis sur un trône derrière l’autel, lui dit alors : "Mon cher frère, le secret de la franc-maçonnerie consiste en ceci : Tous les hommes sont égaux et libres, tous les hommes sont frères". Le Vénérable n’ajouta pas un mot. On s’embrassa et on passa au repas maçonnique.

        Cette révélation causa au père Barruel une grande surprise : "J’étais alors si éloigné de soupçonner une intention ultérieure dans ce fameux secret, que je faillis éclater de rire lorsque je l’entendis, et que je dis à ceux qui m’avaient introduit : Si c’est là tout votre grand secret, il y a longtemps que je le sais". Et en effet, si l’on entend par égalité et liberté que les hommes ne sont pas faits pour être esclaves de leurs frères, mais pour jouir de la liberté que Dieu donne à ses enfants ; si par fraternité on veut dire qu’étant tous les enfants du Père céleste, les hommes doivent tous s’aimer, s’aider mutuellement comme des frères, on ne voit pas qu’il soit besoin d’être maçon pour apprendre ces vérités. "Je les trouvais bien mieux dans l’Évangile que dans leurs jeux puérils", s’exclame le père Barruel. Et il ajoute ce constat : "Je dois dire que dans toute la loge, quoiqu’elle fût assez nombreuse, je ne voyais pas un seul maçon donner au grand secret un autre sens"(1).

        On le voit, cette histoire nous révèle deux choses. Tout d’abord, que les valeurs fondamentales de la démocratie moderne trouvent leur origine dans la franc-maçonnerie, qui, après les avoir inculquées à ses membres dans le secret, a fini par les divulguer au grand jour, au temps opportun, pour renverser l’ordre établi ; ensuite que ces trois grands mots : Liberté, Égalité, Fraternité, qui séduisent les gens peu avertis et réveillent les passions des peuples, sont susceptibles de plusieurs acceptions et peuvent être interprétés aussi bien d’une façon chrétienne que d’une façon tout étrangère et même opposée à la doctrine de l’Église. Pour éviter l’amalgame, il est donc nécessaire de bien distinguer les différents sens que l’on peut donner à ces termes. Ne reculons pas devant cette besogne.

II – LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ : LE SENS CHRÉTIEN ET LE SENS MAÇONNIQUE

        Monseigneur Delassus, s’inspirant d’un ouvrage de Gustave Bord, écrit dans La conjuration anti-chrétienne : "Notre Seigneur Jésus-Christ avait prêché l’égalité, mais une égalité procédant de l’humilité, qu’il sut mettre dans le cœur des grands : "Les rois des nations dominent sur elles ; pour vous, ne faites pas ainsi, mais que le plus grand parmi vous soit comme le dernier, et celui qui gouverne comme celui qui sert" (Luc 22, 25-26). A cette égalité de condescendance, qui incline les grands vers les petits, la franc-maçonnerie substitue l’égalité d’orgueil, qui dit aux petits qu’ils ont le droit de s’estimer au niveau des grands, ou d’abaisser les grands jusqu’à eux. L’égalité orgueilleuse, prêchée par elle, dit aussi bien à la brute qu’à l’infortuné : "Vous êtes les égaux des plus hautes intelligences, des puissants et des riches, et vous êtes le nombre". Le mot liberté précisait cette signification : l’égalité parfaite ne doit se trouver que dans la liberté totale, dans l’indépendance de chacun à l’égard de tous, après la rupture définitive des liens sociaux. Plus de maîtres, plus de magistrats, plus de pontifes ni de souverains ; tous égaux sous le niveau maçonnique, et libres de suivre leurs instincts. Telle était la signification totale des mots : égalité, liberté".

        Un peu plus loin, le même auteur poursuit : "Remarquons quel genre d’égalité la franc-maçonnerie exaltait dans ses loges. Tous les maçons, fussent-ils princes, étaient frères. L’égalité qu’elle établissait entre eux marquait ce qu’elle s’était donné la mission d’établir dans le monde : ce n’était point l’égalité que nous tenons de notre commune origine et de nos communes destinées, mais l’égalité sociale, celle qui doit abolir toute hiérarchie et par conséquent toute autorité, faire régner l’anarchie." Ainsi, alors que les notions chrétiennes de liberté, égalité et fraternité avaient engendré l’ordre social chrétien, les notions maçonniques, elles, ont abouti à la destruction des sociétés : "La doctrine prêchée par Notre-Seigneur Jésus-Christ eut pour effet l’abolition de l’esclavage, et l’exercice d’une autorité et d’une obéissance prenant, l’une son inspiration, l’autre son pouvoir dans la volonté de Dieu, ce qui régénéra l’humanité et produisit la civilisation chrétienne", alors que le dogme maçonnique eut pour effet "de détruire toute hiérarchie et de lui substituer l’anarchie, c’est-à-dire d’anéantir la société". Concluons donc avec Gustave Bord : "L’idée de l’égalité orgueilleuse que la franc-maçonnerie s’ingénia à faire entrer dans les entrailles de la nation est la plus néfaste, la plus terrible qui se puisse imaginer. La substitution de l’égalité à l’idée de hiérarchie est destructive de toute idée sociale. Elle conduit les sociétés aux pires cataclysmes"(2).

        Qui ne reconnaît dans cet état d’esprit répandu par la secte, l’inspiration de Lucifer, le prince de l’orgueil, qui, jaloux de son indépendance, s’est révolté contre l’autorité de Dieu : "Non serviam ! Je ne servirai pas !" Depuis la Révolution, fomentée et provoquée par la franc-maçonnerie, on oppose en effet les Droits de l’homme à ceux de Dieu. Liberté signifie que l’on ne veut dépendre d’aucune autorité, surtout venant de Dieu, que l’on veut être son seul maître. Pour cela, il faut supprimer toute hiérarchie, et c’est ce qu’on entend par égalité. Quant au mot fraternité, il veut marquer le respect que chacun doit avoir de la dignité et de la liberté de son semblable, mais sans aucune référence au vrai et au bien : chacun est libre de mener sa vie selon sa volonté et ses passions, la licence elle-même doit être respectée, car dans ce système il n’y a même plus de notions d’erreur ni de péché.

        Il est bien évident que nous sommes très loin de la conception chrétienne de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. Force nous est de reconnaître que la démocratie moderne, établie partout par la secte, non seulement n’est pas d’inspiration chrétienne, mais est même foncièrement anti-chrétienne : comme les faits historiques n’ont cessé de le prouver, là où elle avance, la chrétienté recule. Léon XIII le dit clairement dans sa magistrale encyclique condamnant la franc-maçonnerie : celle-ci, sous le couvert d’une apparente philanthropie ou honnêteté naturelle, n’a en réalité d’autre but que de "détruire de fond en comble toute la discipline religieuse et sociale qui est née des institutions chrétiennes" (3). Mais il est temps d’en venir à Saint François… Notre Séraphique Père a-t-il, oui ou non, prêché à travers sa vie, ses paroles et ses œuvres, la liberté, l’égalité, et la fraternité ? Et s’il l’a fait, quel sens donnait-il à ces mots ?


III – LA LIBERTÉ, L’ÉGALITÉ ET LA FRATERNITÉ, CHEZ SAINT FRANÇOIS

1) L’égalité

       Il est patent que le Patriarche d’Assise a toujours exhorté les supérieurs de son Ordre à exercer leur autorité avec humilité, leur rappelant à temps et à contre-temps qu’ils devaient se considérer comme les serviteurs de leurs frères, selon l’enseignement et les exemples du Christ. "Les ministres et serviteurs [des autres frères], écrit-il dans sa première Règle, se rappelleront que le Seigneur a dit : Je ne suis pas venu pour être servi, mais pour servir (Matt. 20, 28)"(4). Saint François exhorte en particulier tous les supérieurs à se montrer proches de leurs sujets et toujours accessibles. "Que les frères puissent recourir à leurs ministres ; et que les ministres les reçoivent avec charité et bienveillance, et aient une si grande familiarité à leur égard, que ceux-ci puissent parler et agir avec eux comme des maîtres avec leurs serviteurs : car ainsi doit être que les ministres soient les serviteurs de tous les frères"(5).

        Nous reconnaissons bien là cette égalité procédant de l’humilité, cette égalité de condescendance, qu’évoquait plus haut Monseigneur Delassus, fondée elle-même sur cette égalité que tous les hommes tiennent de leur commune origine et de leur commune destinée. Tous les hommes, quels que soient leur race, leur sexe, leur âge, leur condition, tous sont créés à l’image de Dieu, tous ont été rachetés par le sang de son Fils, tous sont appelés à la gloire et au bonheur du ciel. De ce point de vue, pas de différence, et c’est pourquoi aucun homme ne doit mépriser son semblable ou se croire supérieur à lui. Cette conception de l’égalité, c’est la conception chrétienne, c’est la conception franciscaine.

        En revanche, jamais Saint François n’a prêché l’égalité sociale, jamais il n’a cherché à abolir le principe d’autorité, jamais il n’a excité les sujets à secouer le joug de leurs supérieurs légitimes, et il savait pertinemment que dans une société, tout le monde n’a pas les mêmes talents, tout le monde n’est pas appelé à exercer les mêmes fonctions, tout le monde ne peut pas être roi… Ainsi, après avoir exhorté les supérieurs à l’humilité et à la condescendance, il demande aux sujets l’obéissance : "Je commande fermement [aux frères] d’obéir à leurs ministres" (6), et cela avec esprit de foi, car les supérieurs tiennent la place de Dieu auprès de leurs frères, qu’ils doivent conduire au bien, et finalement au salut éternel. Saint François met aussi spécialement en garde les sujets contre l’orgueil, la détraction et le murmure, qui fomentent habituellement la révolution dans les sociétés humaines.

       Mais loin de se contenter d’exhorter ses frères à la soumission et à la docilité vis-à-vis de leurs supérieurs, Notre Séraphique Père a lui-même voulu se soumettre et obéir au ministre général, auquel il avait confié la conduite de son Ordre. Il voulait dépendre d’une autorité pour imiter le Fils de Dieu, qui s’est fait obéissant jusqu’à la mort, et jusqu’à la mort de la croix (Phil. 2, 8). Voici ce que raconte à ce sujet la Légende de Pérouse : "Pour plus de perfection et d’humilité, il dit un jour, longtemps avant sa mort, au ministre général : Je veux avoir toujours près de moi l’un de mes compagnons qui représentera pour moi ton autorité et auquel j’obéirai comme à toi-même". Un autre jour, il dit à ses frères : "Entre autres grâces, le Très Haut m’a donné celle d’obéir aussi volontiers à un novice d’un jour, s’il était mon gardien, qu’au premier et au plus ancien religieux de l’Ordre. L’inférieur doit en effet voir dans son supérieur non pas l’homme, mais Dieu, pour l’amour duquel il se soumet" (7).

        Saint François n’a donc jamais prêché cette égalité orgueilleuse, destructive de toute hiérarchie et de tout lien social. Bien au contraire, s’il y a un point particulier où il s’est montré exemplaire, c’est justement dans l’immense respect qu’il avait pour la hiérarchie, surtout la hiérarchie ecclésiastique. Voici ce qu’il écrit dans sa première Règle : "Nous devons considérer tous les clercs et tous les hommes d’Église comme nos maîtres en ce qui regarde le salut de notre âme"(8). Dans le Testament de Sienne, parmi les quelques recommandations qu’il laisse aux frères, on peut lire cette injonction : "Que toujours ils se montrent fidèles et soumis aux prélats et à tous les clercs de notre Sainte Mère l’Église". Et dans le Testament qu’il dicta lors de sa dernière maladie, il insiste encore sur le respect dû aux prêtres : "Je veux, dit-il, les respecter, les aimer et les honorer, comme mes seigneurs, et je ne veux pas en eux considérer le péché, car je discerne en eux le Fils de Dieu et ils sont mes seigneurs."

        C’est donc en vain que l’on chercherait chez Saint François cet esprit d’indépendance et de révolte que répandaient à son époque des hérétiques, tels que les Vaudois ou les Albigeois, et qu’ont répandu depuis les francs-maçons. Ni dans son Ordre, ni dans l’Église, ni dans la société civile, il ne réclamait l’abolition de l’autorité, et il rappelait volontiers, au contraire, le devoir de s’y soumettre, sauf en cas d’abus, bien sûr.


2) La liberté

        "Encore une grande et sainte parole de la langue chrétienne, dont le génie du mal abuse à tout propos", s’exclame Monseigneur de Ségur. Alors que la Révolution prône une liberté sans référence au bien, voici, par opposition, la pensée de l’Église : "La liberté, c’est, pour chacun de nous, la puissance de faire ce qu’il doit faire, c’est-à-dire, ce que Dieu veut, c’est-à-dire, le bien"(9). Mais quelle conception Saint François avait-il de la liberté ?

        Dans sa jeunesse, le fils de Pierre Bernardone pensait certainement être libre en suivant ses envies, ses caprices, ses passions. Il menait donc une vie assez débridée, comme le raconte Thomas de Celano, et était, tout bien considéré, esclave du vice (bien que nul ne sache vraiment à quel point). "Cela dura jusqu’au jour où, l’ayant regardé du haut du ciel, le Seigneur, à cause de son Nom, détourna de lui sa colère" et lui fit la grâce de la conversion. "Il lui mit le mors à la bouche pour l’empêcher de courir à sa perte" (10). Nous ne pouvons retracer ici toute l’histoire de ce changement profond qui s’opéra dans ce jeune homme de vingt-cinq ans, mais le résultat final saute aux yeux : désormais, François va lutter toute sa vie contre les tendances déréglées de sa nature blessée, pour s’affranchir de l’esclavage des passions, mener une vie éminemment vertueuse et sainte, et jouir ainsi de la vraie liberté des enfants de Dieu. Suite à sa conversion, il dira : "Ce qui m’avait paru amer [à savoir, la mortification, la lutte pour la vertu] fut changé pour moi en douceur de l’âme et du corps" (11).

        Dans une lettre qu’il adressera plus tard à tous les fidèles, il nous livre sa pensée : "Tous ceux qui ne vivent pas dans la pénitence […] mais qui s’adonnent aux vices et aux péchés, qui suivent leur concupiscence et leurs mauvais désirs, qui font de leur corps l’esclave du monde, des instincts charnels, des soucis et des agitations ambitieuses d’ici-bas, qui font de leur âme l’esclave du démon, séduits par lui dont ils sont les fils et dont ils accomplissent les œuvres : tous ceux-là sont des aveugles […], ils n’ont pas la sagesse spirituelle". Et le petit pauvre d’Assise les exhorte vivement à se convertir avant que la mort ne les frappe et qu’ils ne se trouvent condamnés à l’enfer éternel… Nous voyons donc que, pour Saint François, la liberté véritable est celle qui se conquiert par la pénitence et le combat spirituel. Aussi, comme le rapporte Thomas de Celano : "Il enseignait à ses frères non seulement la répression des vices et des instincts de la chair, mais aussi la garde des sens, par lesquels la mort entre dans l’âme" (12).

       Dans un petit livre intitulé À l’école de Saint François, un chapitre est consacré à la liberté franciscaine, où l’on trouve ces quelques considérations : "Qui n’admire en Saint François la franchise, la liberté, l’affranchissement dont il fait preuve dès le début de sa conversion jusqu’à la fin de sa vie, à l’égard de tout et de tous !" Quelle est donc la cause d’une telle liberté ? "C’est qu’il a accueilli d’un cœur magnifique la libération apportée par le Christ. A quel prix d’ailleurs ! Il a su résolument conformer sa vie au message évangélique", dont voici la substance : "Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il se renonce" (Matt. 16, 24). La liberté exige une discipline : elle est le fruit de la pénitence. "François est peut-être l’homme qui fut le plus dur pour lui-même ; il est aussi l’homme le plus libre"(13).

        Nous voyons combien la liberté franciscaine diffère de la liberté licencieuse que la Révolution promeut comme une valeur fondamentale de l’humanité. Cette dernière n’est en réalité qu’une liberté de perdition, aussi désastreuse pour les individus que pour les sociétés. Bâtir sur le vice, c’est bâtir sur le sable…


3) La fraternité

        Voici ce que nous apprend Saint Bonaventure à ce sujet : "À force de remonter à l’origine première de toutes choses, [Saint François] avait conçu pour elles toutes une amitié débordante, et appelait frères et sœurs même les créatures les plus petites, car il savait qu’elles et lui procédaient du même et unique principe"(14). Il avait donc des sentiments fraternels à l’égard non seulement de tous les hommes, mais même de toutes les créatures, en tant qu’elles étaient, comme lui, créées et soutenues dans l’existence par Dieu, dont elles reflètent, sous tels ou tels aspects, les diverses perfections. On ne saurait imaginer de fraternité plus universelle que celle-là !

        Il y a cependant divers degrés de fraternité, dans la pensée franciscaine. Le Docteur Séraphique ajoute en effet un peu plus loin : "L’ardeur de l’amour sans limites qui le portait vers Dieu eut pour résultat d’augmenter sa tendresse affectueuse pour tous ceux qui participaient avec lui de la nature et de la grâce. Les sentiments tout naturels de son cœur suffisaient déjà à le rendre fraternel pour toute créature ; il ne faut pas s’étonner que son amour du Christ l’ait rendu davantage encore le frère de ceux qui portent l’image du Créateur et sont rachetés de son sang. Il ne se considérait comme ami du Christ que s’il prenait soin des âmes rachetées par lui. Rien, disait-il, ne devait passer avant le salut des âmes, et il en donnait pour preuve que le Fils unique de Dieu est allé jusqu’à vouloir être, pour les âmes, suspendu à la croix"(15).

        Ce témoignage nous montre que, si Saint François reconnaissait en toutes les créatures des frères et des sœurs, une fraternité plus étroite l’unissait aux hommes, créés à l’image de Dieu, et une plus étroite encore aux chrétiens, membres du Corps Mystique du Christ (l’Église), qui professent la foi catholique et sont censés vivre dans la grâce de Dieu. Ainsi, l’amour fraternel régnait d’une façon remarquable dans la première communauté franciscaine, comme le rapporte la Légende des Trois Compagnons : "Ils s’aimaient entre eux d’une affection profonde ; ils se servaient et se nourrissaient les uns les autres, comme une mère nourrit son fils unique tendrement aimé. Une telle charité brûlait en eux qu’il leur semblait facile de s’exposer à la mort, non seulement pour l’amour du Christ, mais aussi pour le salut de l’âme et du corps de leurs frères"(16).

        Ce qui est surtout frappant, chez le Séraphique Patriarche, c’est que sa charité, à l’égard des chrétiens d’abord, puis à l’égard de tous les hommes, a un but précis, qu’il désire par-dessus tout : le vrai bien et le salut éternel des âmes. Aussi recommande-t-il à ses frères, dans sa première Règle, "d’annoncer la parole de Dieu, afin que les païens croient au Dieu Tout-Puissant, Père, Fils et Saint-Esprit, Créateur de toutes choses, et en son Fils Rédempteur et Sauveur, se fassent baptiser et deviennent chrétiens ; car si quelqu’un ne renaît de l’eau et de l’Esprit-Saint, il ne peut entrer dans le Royaume de Dieu." Et vers la fin de cette même Règle, il écrit : "Nous prions et supplions humblement toutes les nations et tous les hommes, partout sur la terre, présents ou futurs, de persévérer tous ensembles dans la vraie foi et dans la pénitence, car nul ne peut être sauvé autrement"(17).

        Là encore, pas d’équivoque possible : la fraternité que recherche Saint François, c’est la fraternité voulue par le Christ, dans l’unité de foi et la conformité à la volonté de Dieu, fraternité qui atteindra sa perfection ultime dans la Jérusalem céleste. Nous sommes loin de cette fausse fraternité promue par la franc-maçonnerie, qui ne fait rien pour arracher les âmes à l’erreur, au péché et à l’enfer éternel, bien au contraire !... Saint François est un apôtre et un missionnaire, non un promoteur du faux œcuménisme, issu des loges, qui se répand partout de nos jours.


POUR CONCLURE...

        Vatican II ayant adopté les principes de 1789, il ne faut pas s’étonner de retrouver aujourd’hui dans l’Église la trilogie Liberté, Égalité, Fraternité, selon une acception qui n’a rien de traditionnel, mais qui est bel et bien révolutionnaire : ce sont les trois thèmes qui reviennent sans cesse dans la bouche ou sous la plume des pasteurs dévoyés : Liberté religieuse, Collégialité, Œcuménisme. On voudrait faire de Saint François un précurseur de ce nouvel esprit. Certains l’ont appelé "le prophète des temps nouveaux et de l’ouverture au monde"(18)… Mais, comme nous l’avons vu, si le Patriarche d’Assise prêche la liberté, l’égalité et la fraternité, la conception qu’il en a est bien la conception chrétienne traditionnelle. Nous n’hésitons donc à placer dans sa bouche ces paroles de Monseigneur de Ségur : "Nous revendiquons comme nôtres ces grandes maximes de vraie liberté, de vraie égalité et de fraternité universelle, que la Révolution altère et prétend avoir données au monde"(19).

        Comme nous l’avons démontré, Saint François n’a rien d’un révolutionnaire ni d’un démocrate ; au contraire, parce qu’il a une vraie notion de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, il est en mesure, mieux que personne, de s’opposer victorieusement à la Révolution et à la démocratie anti-chrétienne que celle-ci instaure partout. Aussi le pape Léon XIII recommande-t-il comme un moyen efficace de se prémunir contre la franc-maçonnerie et de triompher d’elle, l’affiliation en masse des fidèles au Tiers-Ordre franciscain. En effet, écrit-il, "cette association est une véritable école de liberté, de fraternité, et d’égalité, non selon l’absurde façon dont les franc-maçons entendent ces choses, mais telles que Jésus-Christ a voulu en enrichir le genre humain et que Saint François les a mises en pratique. Nous parlons ici de la liberté des enfants de Dieu qui refusent d’obéir à des maîtres impies qui s’appellent Satan et les mauvaises passions ; Nous parlons de la fraternité qui nous rattache à Dieu comme au Créateur et Père de tous les hommes ; Nous parlons de l’égalité qui, établie sur les fondements de la charité, ne rêve pas de supprimer toute distinction entre les hommes, mais excelle à faire de la variété des conditions et des devoirs de la vie une harmonie admirable et une sorte de merveilleux concert, dont profitent naturellement les intérêts et la dignité de la vie civile"(20).

        Que Saint François nous aide à ne pas nous laisser berner par les slogans trompeurs des ennemis – extérieurs et intérieurs – de l’Église, et à persévérer jusqu’au bout dans le véritable esprit chrétien, qui peut seul sauver les âmes et rendre la monde meilleur !


NOTES

(1) Cf. La conjuration anti-chrétienne, de Mgr Delassus, au chapitre XII.

(2) Même référence.

(3) Humanum genus, de Léon XIII, 20 avril 1884.

(4) Première Règle, chapitre IV.

(5) Deuxième Règle, chapitre X.

(6) Même référence.

(7) Légende de Pérouse, numéro 106.

(8) Première Règle, chapitre XIX.

(9) La Révolution, de Mgr de Ségur, chapitre XVII.

(10) Première Vie, par Thomas de Celano, numéro 2.

(11) Testament.

(12) Première Vie, par Thomas de Celano, numéro 43.

(13) À l’école de Saint François, par les pères Gervais, Hubert et Basile, OFM cap., "Servir Dieu dans la liberté et la joie".

(14) Légende Majeure, de Saint Bonaventure, chapitre VIII, paragraphe 6.

(15) Même ouvrage, chapitre IX, paragraphe 4.

(16) Légende des Trois Compagnons, numéro 41.

(17) Première Règle, chapitre XVI et XXIII.

(18) Lire François d’Assise, du père Louis Antoine, OFM cap., "Une voie d’incarnation".

(19) La Révolution, de Mgr de Ségur, chapitre XI.

(20) Humanum genus, de Léon XIII, 20 avril 1884.

 NB : Il n’est pas interdit pour un chrétien d’utiliser la trilogie "Liberté, Égalité, Fraternité", comme une arme ad hominem, de façon ponctuelle, occasionnelle ; mais il serait souverainement imprudent d’employer cette devise habituellement, de façon générale, à cause de l’ambiguïté et de la confusion qu’elle créée, ainsi que du sens courant qu’elle a aujourd’hui dans la pensée de beaucoup.

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